longtemps rêvé d'avoir mes livres dans cette prestigieuse collection... et puis, un sacré gain de place sur mes étagères...
(@args / Flickr)
La Pléiade, ce n’est pas juste un agenda (offert par le libraire pour deux volumes achetés en ce moment) ou un album (offert par le libraire pour trois volumes en juin) gratuits, c’est avant tout, selon l’expression de Malraux, une «bibliothèque de l’admiration» - un exceptionnel succès à la fois commercial et de prestige et dont l’histoire recoupe bon nombre d’événements de l’histoire du monde, au moins éditorial.
L’aventure commence en 1892 à Bakou, port d’Azerbaïdjan qui fait alors partie de l’empire russe, où naît dans une famille aisée possédant une entreprise de pétrochimie Jacques Schiffrin, le futur inventeur de la bibliothèque de la Pléiade. Pour étudier le droit et sans doute échapper à la conscription tsariste, il s’installe à Genève peu avant la Première Guerre mondiale, puis quitte, diplômé, la Suisse pour l’Italie puis la France après la guerre, quand les nationalisations nées de la révolution de 1917 ont ruiné sa famille. En 1923, il crée à Paris les éditions de la Pléiade. «Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce nom ne venait ni de la mythologie grecque ni de la Renaissance française, mais d’un groupe de poètes classiques russes», dira André Schiffrin, le fils de Jacques. Ces éditions comprendront une collection de classiques russes pour laquelle Schiffrin demande à André Gide de l’aider à traduire la Dame de pique, de Pouchkine. Les deux hommes sympathisent. «C’est le seul Juif pour qui j’ai eu de l’affection», dira Gide en apprenant sa mort, selon le Journal de Julien Green.
En 1931, Jacques Schiffrin lance ce qui s’appelle alors la Bibliothèque reliée de la Pléiade et Gide est conquis par le premier volume (plus court que ceux qu’on connaît aujourd’hui mais à la présentation, papier, reliure et typographie identiques), qui est Baudelaire. Il va alors se battre auprès de Gaston Gallimard pour que l’éditeur adopte cette collection et c’est ce qui se produit en 1933, quand Jacques Schiffrin, qui avait des problèmes de fonds pour développer son affaire, est embauché chez l’éditeur afin de diriger la Pléiade en toute indépendance.
Fuite à New York
Jacques Schiffrin est de plus en plus proche de Gide qui traduira Shakespeare et préfacera Goethe pour la Pléiade, avant d’être le premier auteur à y entrer de son vivant avec son Journal. Gide - avec qui Schiffrin fait le fameux voyage en URSS en 1936 dont il rentre aussi sceptique - l’écrit lui-même en 1938 avec son tact si particulier : «De mois en mois s’approfondit mon amitié pour Schiffrin. Bientôt je me sentirai assez à l’aise avec lui pour lui demander de ne pas mouiller son doigt en tournant les pages des épreuves que nous achevons de corriger ensemble.»
Puis c’est Vichy. Fin 1940, le Juif Jacques Schiffrin est licencié par Gaston Gallimard. C’est grâce à l’aide financière et amicale de Gide que Schiffrin, sa femme et son fils parviennent à New York via Casablanca. Mais son histoire éditoriale ne s’arrête pas là. A New York, en 1943, il s’associe avec Helen et Kurt Wolff qui ont fui l’Allemagne nazie pour créer l’année précédente Pantheon Books. Dès avant la Première Guerre mondiale, Kurt Wolff avait fondé avec Ernst Rowohlt une maison d’édition dont un des titres de gloire fut d’avoir, du vivant même de Kafka, été l’éditeur delaMétamorphose et la Colonie pénitentiaire. D’une santé difficile que les événements n’ont pas arrangée, Jacques Schiffrin meurt le 17 novembre 1950.
Mais Pantheon va survivre. Les succès des traductions de Docteur Jivagoet du Guépard (The Leopard) rendent même la maison florissante. Elle est rachetée en 1961 par le groupe Random House et dirigée de 1962 à 1990 par André Schiffrin, né en 1935 et fils de Jacques, qui publie, par exemple, Michel Foucault et Noam Chomsky. Il doit quitter la maison en 1990 quand le groupe a des ambitions autrement plus commerciales et il fonde alors The New Press, une maison d’édition indépendante appuyée sur une fondation qui lui permet de ne pas regarder les courbes de ventes comme l’unique horizon (il publie encore Chomsky et Eric Hobsbawm). Plusieurs de ses propres essais sont parus en français dont les titres disent bien les préoccupations, en particulier l’Edition sans éditeur et l’Argent et les mots (la Fabrique).
«Vaincre les résistances»
«Comment l’idée d’une telle formule vous est-elle venue ?» demanda, en 1933, le magazine professionnel Toute l’édition. Et Jacques Schiffrin de répondre : «Il ne faut pas m’attribuer plus de mérites que je n’en ai eus dans cette affaire. J’ai beaucoup voyagé : ce sont les Anglais et les Allemands qui m’ont fait penser à réaliser en France ce qui leur réussissait si bien. Mais, comme toujours lorsqu’il s’agit d’une nouveauté, j’ai dû vaincre bien des résistances. Le lecteur français, me disait-on, n’aime pas le livre relié. Aujourd’hui, je pense que l’on ne me ferait plus de reproche. Voyez-vous : j’ai voulu faire quelque chose de commode, de pratique ; j’ai tenu compte du fait que les appartements d’à présent imposent de faire tenir le plus de choses dans le minimum de place. Et puis, comme j’aimais les livres, j’ai tenu à ce que les livres fussent aussi beaux que possible. Voilà.»
Pendant la guerre, après le départ forcé de Jacques Schiffrin, c’est Jean Paulhan qui s’occupe de la Pléiade. Jean Paulhan, c’est le côté résistant de la maison, Pierre Drieu La Rochelle, le côté collaborateur, étant désormais en charge de la Nouvelle Revue française. Cette période est paradoxalement assez favorable à la collection. En effet, alors que le stock de papier ordinaire de Gallimard touche rapidement à sa fin, celui de papier bible est plus important. Le succès de la Pléiade est même tel que Gallimard finit par devoir fabriquer de faux Pléiades avec «pseudo-papier bible et simili cuir» - que la maison échangera contre des vrais après la guerre.
Quoiqu’il en ait caressé le projet, Jacques Schiffrin ne sera pas réintégré chez Gallimard après 1945 et les discussions quant à une indemnité n’étaient pas réglées à sa mort. En 1946, alors que la Nouvelle Revue française est interdite et que la Nouvelle Nouvelle Revue française n’existe pas encore, Jean Paulhan prend la direction d’une nouvelle revue qui paraîtra jusqu’en 1952 : elle s’appelle les Cahiers de la Pléiade.
Il faut dire que la Pléiade a beaucoup d’«avatars». Dès 1931, Jacques Schiffrin crée, six ans après la Société des amis de la Pléiade, une librairie galerie de la Pléiade. De 1943 à 1947, on aura pu écouter «les Concerts de la Pléiade». La NRF organise dans les années 40 des expositions dans sa galerie de la Pléiade qui aura aussi sa collection dirigée, de 1951 à 1957, par André Malraux, lequel y publiera plusieurs de ses écrits sur l’art. Quarante-neuf volumes paraîtront de 1956 à 1991 dans l’Encyclopédie de la Pléiade dont Raymond Queneau fut secrétaire général à partir de 1954. De 1943 à 1947, un jury, comprenant entre autres Maurice Blanchot, Joë Bousquet, Albert Camus, Paul Eluard, André Malraux, Jean Paulhan, Raymond Queneau et Jean-Paul Sartre, décerna le prix de la Pléiade remis à un manuscrit inédit que les éditions Gallimard s’engageaient à publier (Marcel Mouloudji obtint le premier, Jean Genet le dernier pour les Bonnes et Haute Surveillance). Depuis 1960, un album de la Pléiade est remis gratuitement à tout acheteur de trois volumes de la collection durant «la quinzaine de la Pléiade» et, depuis 1986, un agenda pour tout acheteur de deux volumes en fin d’année. Le Cercle de la Pléiade accueille depuis 1999 les amateurs de la collection qui reçoivent chaque trimestre son bulletin, la Lettre de la Pléiade. «La Pléiade» : le nom est porteur.
Mais la plus grande gloire réside évidemment dans la collection proprement dite et les auteurs contemporains ont leurs stratégies pour tâcher de l’intégrer. Celle de Céline n’est pas la dissimulation. Lettre de 1956 à Gaston Gallimard : «Les vieillards, vous le savez, ont leurs manies. Les miennes sont d’être publié dans la Pléiade (collection Schiffrin) et édité dans votre collection de poche […]. Je n’aurais de cesse, vingt fois, que je vous le demande. Ne me réfutez pas que votre conseil, etc., etc., comparses, employés de votre ministère. […]C’est vous la Décision.[…] La Pléiade et l’édition de poche pas dans vingt ans, quand je serai mort ! Non tout de suite ! Cash !» «Je risque fort d’être décédé avant d’être Pléiadé», écrit-il encore en 1960 et c’est effectivement ce qui se produira de peu (son premier volume paraît en février 1962, sept mois après sa mort).
Aragon, dans une lettre à Matthieu Galey : «La Pléiade, soyez tranquille dès que j’aurais le dos, hein !… J’ai refusé parce qu’on n’a pas voulu m’y mettre au début sous prétexte que mon œuvre n’était pas achevée. Ensuite, on a pris Montherlant… ils attendront. D’ailleurs ce serait perdre son temps que de corriger tout cela ! Car les fautes deviennent définitives dans ces bibles.» (Céline aussi se plaignait que Montherlant soit passé avant lui, et même Bernanos qui «a l’Eternité pour lui plus le Bon Dieu, moi qui n’ai ni l’un ni l’autre je trouve le temps long».) Le plus habile de tous fut Alexis Léger/Saint-John Perse dont le volume ne comporte aucune signature de l’éditeur et annotateur - parce que c’est l’écrivain lui-même qui a rédigé anonymement son appareil critique.
Saint-Ex fait s’envoler les ventes
La Pléiade donne tellement l’image d’une espèce de palmarès, d’une«Rolls de l’édition», que les lecteurs aussi ont leur idée sur qui doit y entrer et qu’étudier la collection est une manière d’étudier l’histoire littéraire. Il s’avère que son plus grand succès est de façon inattendue Saint-Exupéry (plus de 400 000 exemplaires vendus), que Malherbe a été une panne et que, ces temps-ci, Racine et Molière résistent mieux à l’érosion des ventes que Corneille. «C’est le propre d’une bibliothèque idéale de changer de génération en génération, dit Hugues Pradier, directeur éditorial de la collection depuis 1996. La Pléiade est paradoxalement perçue comme un service public de la littérature mais ce "service" fonctionne sur fonds privés. Beaucoup de gens nous écrivent pour nous dire : "Pourquoi n’avez-vous pas publié Untel ou Untel ?" Nous, nous ne nous pressons pas. On cherche des auteurs qui échappent à leur époque et le temps fait sans doute un meilleur travail que nous. Nous avons lancé, par exemple, les éditions de Thomas de Quincey, Blaise Cendrars, Stefan Zweig et Philippe Jaccottet, il y a un projet Michel Foucault.»
Au début des années 80, 450 000 exemplaires annuels de la collection étaient vendus, contre près de 300 000 aujourd’hui (ce qui est toujours très important). Les ventes furent les mêmes en 1956 et en 2006 alors que le nombre de titres avait quadruplé durant ces cinquante ans. C’est depuis 1995 que la baisse est le plus sensible. Le premier tirage moyen s’élève cependant encore à 10 000 exemplaires. Mais Boris Vian, paru cet automne dans une collection où tout le monde ne lui aurait pas forcément donné sa place, est déjà à 15 000 de tirage. Douze titres nouveaux ou rééditions paraissent chaque année.
Dès 1966, Gaston Gallimard estimait que «le lectorat dit cultivé n’est plus en nombre suffisant pour assurer la pérennité de la collection». Il fallait donc réunir ceux que Joëlle Gleyze et Philippe Roussin appellent, avec Jacques Cotin, ancien responsable de la collection, «les deux publics de la Pléiade» : celui, cultivé, qui cherche juste à lire, et celui, étudiant et universitaire, qui aspire à une édition critique et un établissement du texte faisant autorité. D’où l’exaspération du premier, parfois, face à des volumes surchargés de notes aptes à saloper une bonne part du plaisir de lecture.
Car il fut un temps où la Pléiade était une édition de poche, luxueuse, certes, mais pourtant de poche au sens le plus concret : le volume tenait dans une poche de veste. C’est ainsi que Gide se promenait avec le Baudelaire. Et puis la notion d’œuvre a changé, faisant s’accroître les corpus, la collection a découvert les variantes, les esquisses, et A la recherche du temps perdu, qui faisait trois volumes de 1 200 pages dans l’édition de 1954, en a fait quatre de 1 700 pages dans celle de 1987. La Pléiade ne risquait-elle pas de tourner à l’édition savante, ce qui n’est certes pas un reproche mais serait un changement de stratégie commerciale ? «Une édition bien faite, sérieuse, qui reste un instrument de plaisir» : tel semble être le credo actuel d’Hugues Pradier.
Mais l’équilibre entre grand public et spécialistes, ou entre littérature et commodité, tel que le posait Jacques Schiffrin dès 1933, paraît une tâche permanente comme s’il fallait sans cesse infléchir dans un sens ou dans l’autre l’ambition de la Pléiade. Le catalogue de 1996 ne tirait-il pas exagérément les chefs-d’œuvre de l’humanité du côté pratique en trouvant comme argument de vente : «En moins de 13 mètres de rayonnage, vous disposerez de plus de 475 000 pages imprimées, soit environ 16 000 heures de lecture passionnante» ? (Une page Pléiade contient environ 2 400 signes, soit une page et demie de livre habituel.)
Moutons néo-zélandais
Qu’est-ce qui menace la Pléiade ? Certainement pas les moutons néo-zélandais dont la peau sert pour les reliures et qui sont encore en nombre (ils sont néo-zélandais car, là-bas, ils sont élevés sans clôture barbelée où se trouer la peau). «On n’arrive pas à la littérature par la Pléiade, on arrive à la Pléiade parce qu’on est grand lecteur. Il faut que ces grands lecteurs se renouvellent», dit Hugues Pradier, pour qui la collection a moins à redouter du numérique que le livre en général, dans la mesure où la Pléiade est «la rencontre d’un objet matériel et d’une formule éditoriale». Il constate plutôt la disparition du livre comme «marqueur social» au profit, par exemple, du home cinema chez les médecins, avocats ou notaires d’aujourd’hui.
Il y a toutefois encore des collectionneurs, comme le fut Georges Simenon, qui se démènent pour avoir l’intégralité de la collection. Le dernier volume paru, le tome VI des Œuvres complètes d’André Malraux consacré à ses Essais, fut le 566e. Les Liaisons dangereuses sera le prochain titre, en février 2011. Mais, comme Jacques Schiffrin avait déjà édité un Laclos avant même que la Pléiade arrive chez Gallimard, ce volume, suivant les règles de la collection, portera de nouveau, comme quatre-vingts ans plus tôt, le numéro 6.
La plupart des informations contenues dans cet article proviennent de «la Lettre de la Pléiade», adressée chaque trimestre aux membres du Cercle de la Pléiade, ou du volume «La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire», publié en 2009 sous la direction de Joëlle Gleize et Philippe Roussin aux éditions des Archives contemporaines (198 pp., 25 €).
Photos (version papier) Christophe Maout
Photo (version web) @args / flickr
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