Quand un livre me passionne, envie de lire tout ce qui s'y rapporte...
Les Italiens ? Peu sûrs, menteurs, vils, traîtres.
Les Espagnols ? Vaniteux.
Les Croates ? Ignorants.
Les Maltais ? Ingrats.
Les Gitans ? Insolents.
Les Anglais ? Sales comme chacun sait.
Les Prussiens ? Impérieux, évidemment.
Les Français ? Méchants, paresseux, arnaqueurs, orgueilleux, jaloux et persuadés que le monde entier parle français.
Quant aux Allemands, ils sont proprement à chier étant entendu que, produisant le double de matières fécales que les autres, ils leur sont inférieurs physiologiquement puisque leur activité intestinale s’exerce au dépens de leur activité cérébrale.
Alors les Juifs, vous pensez ! Il est comme ça, Simon Simonini, né piémontais de mère française il y a soixante-sept ans du côté de Turin, auréolé du titre prestigieux de capitaine pour avoir fait plus ou moins le coup de feu avec les Mille garibaldiens. Il est le héros au masque d’anti-héros du nouveau roman d’Umberto Eco Le Cimetière de Prague (Il Cimitero di Praga, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, 580 pages, 20,90 euros, Grasset)
Cet homme n’aime que la cuisine. Pour elle, pour sa plus grande gloire et sa volupté secrète, il n’aura jamais assez de mots trop hauts. Nul ne sait comme lui accommoder les côtes de veau Foyot (ne pas oublier d’assaisonner in fine avec du chou-fleur sauté), la bagna caöda (on vous fait grâce des détails), le pot-au-feu (tout y est une question de sauces, fondamentales)
A croire qu’il vit pour manger, boire et haïr les Juifs, dans cet ordre. Un atavisme enraciné dans la famille depuis son grand-père, un officier qui abandonna l’armée savoyarde pour les Bourbons de Florence. Grâce à lui, on a, les concernant, quelques convictions dans le sang : ils sont le peuple athée par excellence, ils n’ont d’yeux que pour le monde ici-bas et pas un regard pour la vraie vie au-delà.
Son grand-père lui a transmis en héritage le grand livre (Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme) dans lequel l’abbé Barruel avait trouvé une explication du monde selon laquelle les Templiers des origines et les libres maçons avaient été corrompus par les Illuminés de Bavière (vous suivez ?).
Encore que on ne se méfie jamais assez des prêtres, ces oisifs, foi de Simonini, qui place les Jésuites au pire du pire : « Des francs-maçons habillés en femme », c’est dire. Et comme les frères trois points sont pieds et poings liés avec les Juifs, tout s’explique.
Un jour, dans le pied-à-terre d’un ecclésiastique rue Maître-Albert, notre héros a retrouvé les notes de l’abbé Dalla Piccola ; elles faisaient état de rendez-vous avec de fameux folliculaires anti-juifs, Léo Taxil et Edouard Drumont ; mais n’était-il pas déjà victime d’un syndrome de double personnalité ? Etait-ce lui ou un autre ? Sa connaissance du vieux Paris est rarement prise en défaut.
Ses restaurants, les Foyot, Magny, Brébant-Vachette, le Grand-Véfour, le Café Anglais, avec une faiblesse pour le quartier Maubert et, sur l’autre rive, le passage des Panoramas et le passage Jouffroy. Simonini se damnerait pour un cimier de chevreuil ou une petite timbale à la Pompadour, de quoi digérer son observation des troubles de la fonction utérine chez la femme, cette horreur, lors des éprouvantes séances de Charcot à la Salpêtrière.
Il a eu la chance de découvrir l’origine du Mal au moment où le vieil antijudaïsme chrétien passe le bâton merdeux au moderne antisémitisme politique. Heureux ceux dont la passion, l’idée fixe, la raison de vivre s’inscrivent dans une charnière historique. Il connaît ses classiques, à commencer par le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864) de Maurice Joly qui démonte le cynisme de la race élue. D’avoir écouté Toussenel l’a troublé ; ses paroles donnaient corps et crédit aux obsessions de Grand-père. Non seulement les Juifs étaient bien les ennemis de l’autel et des plèbes, mais il y avait là « un marché anti-juif » à exploiter.
Tout s’éclaire soudain : « D’où devait partir le projet hébraïque pour la conquête du monde ? Mais de la possession de l’or, comme me l’avait suggéré Toussenel. Conquête du monde, pour mettre en état d’alerte monarques et gouvernements, possession de l’or, pour satisfaire socialistes, anarchistes et révolutionnaires, destruction des sains principes du monde chrétien, pour inquiéter pape, évêques et curés».
Le faussaire Lucas est son modèle : trente mille faux à son actif, qui dit mieux, tous réalisés à partir de pages de garde arrachées aux livres de la Bibliothèque nationale ou sur du papier ancien volé. Un génie qui a berné son monde au-delà du raisonnable. Simonini en a retenu que la forgerie pouvait accéder au rang envié d’un des beaux-arts dés lors que l’on mettait autant de vice que de talent à créer de toutes pièces un acte notarié, des testaments olographes ou une vraie fausse lettre, et à imaginer des aveux compromettants.
.Ainsi Simonini en vînt-il à fabriquer un faux antisémite appelé à devenir lui-même un classique de la pensée obsidionale, ses « Protocoles pragois », comme il les appelait, avant qu’ils passent à la postérité sous le titre Les Protocoles des sages de Sion (et qu’ils soient démontés par Léon Poliakov, Norman Cohn et plus récemment par Pierre-André Taguieff ). Mais sans lui, la police tsariste les lui ayant volés pour les instrumentaliser à leur goût et à leur usage.
Nous avons notre comptant de mystères, complots, machinations et coups de théâtre. C’est labyrinthique à souhait. Umberto Eco raconte bien ; on sent qu’il y prend un grand plaisir, autant si ce n’est davantage qu’à l’enquête érudite. Il suffit de l’avoir écouté parler pour deviner la voix qui sera la sienne une plume à la main. Chaude, colorée, digressive. Son timbre demeure allègre dût-il évoquer des drames. Il a pourtant voulu faire de son héros « le personnage le plus cynique et le plus exécrable de toute l’histoire de la littérature », prétention qui étonne de la part d’un lecteur aussi avisé. Il devrait savoir que les pires d’entre eux se sont toujours avancés masqués. Et puis Simoni réussit presque à nous émouvoir en évoquant sa lecture passionnée de Joseph Balsamo, ou la tendre sensualité de Babette d’Interlaken
Umberto Eco a choisi la forme des journaux intimes, tenus en 1897-1898, avec force flashs-back. Il lorgne du côté du feuilleton, ainsi qu’en témoigne les dessins et gravures qui y sont reproduits. N’empêche que sa mise en place des personnages et son exposition des scènes gagneraient à être parfois moins appuyées.
Où est le mystère d’un personnage qui se présente dès la première page comme un antijuif et nous rappelle l’objet de sa haine à intervalles réguliers ? On est gêné d’avoir à rappeler consiste à montrer sans démontrer. C’est souvent touffu, nécessairement labyrinthique puisque nous sommes chez Eco ; aussi fournit-il un mode d’emploi à la fin, tableau en trois colonnes (Chapitre, Intrigue, Histoire) afin que le lecteur perdu s’en sorte. De quelque manière qu’on l’envisage, ce tableau est un aveu d’échec du romancier ; il est vrai que, de son propre aveu, le Narrateur peine à s’y retrouver, malgré la finesse de Jean-Noël Schifano, traducteur de tous ses romans, au fait de ses tours et détours..
Diffusés en 1905 en Russie et aussitôt traduits dans de nombreuses langues, les Protocoles ont été dénoncés comme un faux par le Times de Londres en 1921. Ce qui ne les pas empêchés de connaître une brillante carrière de best-seller.Mein Kampf tenta de leur accorder un certificat d’authenticité.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ils sont surtout diffusés dans le monde arabo-musulman. Le romancier prend soin de prévenir que les personnages ont vraiment existé à l’exception du principal d’entre eux, dont on apprend qu’il est à l’origine du développement de l’antisémitisme moderne.
Mais n’est-il pas toujours risqué d’introduire un héros fictif parmi une foule de personnages historiques, et plus encore lorsqu’il s’avère être un antihéros ? Son entourage dûment attesté lui donne du crédit et renforce un pervers halo de vérité. Eco se veut équilibré dans son traitement de l’Histoire : il dit avoir procédé avec l’antisémitisme comme avec le Risorgimento (1848-1860) et l’unification de la péninsule italienne, accordant un traitement égal aux enthousiastes de Giuseppe Garibaldi et à ses ennemis.
Ce qui revient à appliquer les principes de la démocratie télévisuelle telle que la ramassait Jean-Luc Godard en une formule godardissime : « Cinq minutes pour les Juifs, cinq minutes pour Hitler » Il a beau répéter que son héros est l’homme le plus haï du monde, celui-ci n’en a pas moins pour but de réunir les conjurés de Sion dans le vieux cimetière juif de Prague afin de mettre au point leur plan de domination du monde, théories conspirationnistes qu’il avait déjà utilisées dans Le Pendule de Foucault.
Riccardo di Segni, grand rabbin de Rome, et Lucetta Scaraffia et Onion Skarafiya professeurs à l’université romaine La Sapienza, ont fait bloc contre Eco, lui assurant ainsi une publicité inespérée. L’un dans L’Espresso ,les autres dans l’Osservatore Romano , ils ont pointé le statut ambigu du récit, et le trouble qui saisit le lecteur en refermant le livre; l’organe du Vatican a été jusqu’à juger le livre« immoral et antisémite ».
La sagesse populaire n’enseigne-t-elle pas qu’il n’y a pas de fumée sans feu ? La critique a été largement favorable au livre, et les chiffres de vente confirment l’enthousiasme du public. « J’ai voulu donner un coup de poing à l’estomac au lecteur » s’est défendu l’auteur en avançant que l’on prend nécessairement des risques dès lors qu’on met en scène des stéréotypes. C’est réussi, son Simonini étant, selon lui, ce qu’on fait de plus « repoussant » et de plus « cynique ». Ce qui n’est pas moins séduisant.
Il est vrai que les exemples ne manquent pas dans l’histoire de la littérature, le Max Aue de Jonathan Littell (Les Bienveillantes) étant le plus récent. Le professeur Eco, titulaire de la chaire de sémiotique à l’université de Bologne, tient que les professeurs seraient désormais plus avisés d’enseigner à leurs étudiants l’art de maîtriser la Toile (technique du filtrage, méthodes de comparaison) plutôt que les grandes dates fondatrices. Il appelle de ses vœux « une culture de monastère ». Entendez : une conception assez aristocratique du savoir et de la connaissance qu’il verrait bien prospérer entre chercheurs et érudits au sein de phalanstères à eux réservés.
On sait que le romancier a toujours eu le goût des titres qui embrouillaient le lecteur. Sauf que cette fois, il n’y a pas que le titre. Wikileaks a donné une nouvelle jeunesse au syndrome obsidional. Le cimetière de Prague tombe bien, ou plutôt mal : il lui offre opportunément un prolongement littéraire qui, sous le couvert anodin et ludique de la fiction, fera bien davantage de ravages dans l’imaginaire. Or, de cette responsabilité morale et intellectuelle, l’auteur entend se laver les mains au motif que l’interprétation est du seul ressort des lecteurs. L’enjeu s’inscrit dans un débat entamé il y a quelques années sur les frontières entre la fiction et la réalité, et la nécessité pour les lecteurs d’entrer en empathie avec les héros de romans. A leurs seuls risques et périls.
L’auteur prend soin de prévenir que tous les personnages ont vraiment existé à l’exception du principal d’entre eux,. Mais son entourage dûment attesté lui donne du crédit et renforce un pervers halo de vérité. Il a beau répéter que son héros est l’homme le plus haï du monde, celui-ci n’en est pas moins sympathique par bien des aspects. Mais la sagesse populaire n’enseigne-t-elle pas qu’il n’y a pas de fumée sans feu ? Eco est là son affaire. On n’est pas plus ambigu. Non qu’il soit suspect, mais à force de jongler avec les mythes et de se débarrasser de leurs effets pervers sur le lecteur au nom de sa liberté, on ne sait plus si, au fond, Simon Simonini a réellement existé ou pas.
D’où un certain malaise : « Il a existé… en quelque sorte » concède l’auteur, non sans ajouter à la toute fin : «Il est encore parmi nous ».
Umberto Eco n’en parie pas moins sur l’intelligence de son public, ses centaines de milliers de lecteurs potentiels, pour faire la part du vrai et du faux dans cette histoire de vrai faussaire. En quoi il prend des risques. Numéro 1 des listes des meilleures ventes de romans dès sa sortie en Italie il y a quelques mois, Le Cimetière de Prague l’est également en France depuis la semaine dernière.
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