.revue de presse
Par Jérôme Dupuis (L'Express), publié le 20/04/2011 à 08:00
C'est entendu, la maison Gallimard, dont on célèbre ces jours-ci le centenaire, est l'un des plus prestigieux éditeurs du monde. Cela ne l'a pourtant pas empêché de refuser les manuscrits de quelques-uns des plus grands écrivains du siècle : Proust, Céline, Joyce... Pour mieux les récupérer par la suite. Six beaux ratages... et rattrapages.
Proust ? Incompréhensible ! Joyce ? Immonde ! Céline ? Trop long ! Gracq ? Entortillé ! Mais qui a bien pu se permettre de tels jugements à l'emporte-pièce sur nos plus grands auteurs ? Réponse : la très vénérable maison Gallimard, qui célèbre ses cent ans d'existence ces jours-ci. Où l'on voit que l'on peut être l'un des plus mythiques éditeurs au monde et passer à côté des plus grands chefs-d'oeuvre de la littérature du xxe siècle. Au passage, rendons grâce au fair-play de la maison qui, pour la première fois, dévoile au public, dans une très riche exposition, à la BNF, quelques-unes des fameuses "fiches" cartonnées de son comité de lecture à l'origine de ces "ratés" célèbres. Quelques "Galliratages" qui n'ont pas empêché l'éditeur de se constituer par ailleurs un catalogue sans pareil, où l'on croise Kafka et Faulkner, Gide et Camus, Albert Cohen et Ionesco.
Surtout, la grande force de la maison aura été de ramener systématiquement dans son giron les auteurs qu'elle n'a pas su détecter. Tous ou presque finiront par céder aux gros chèques de Gaston, orfèvre en débauchage, aux lettres patelines de Paulhan, son bras droit, ou à l'irrésistible prestige de la couverture blanche. Aux derniers récalcitrants, on fait miroiter la Pléiade. C'est ainsi que, plus d'un demi-siècle (!) après avoir été refusé par la maison de la rue Sébastien-Bottin, Julien Gracq l'a rejointe sur papier bible. Après tout, c'est peut-être aussi cela un grand éditeur : un homme qui sait réparer ses erreurs. Travaux pratiques en six cas.
Du côté de chez Swann de Marcel Proust
Les faits A l'automne 1912, le jeune écrivain mondain Marcel Proust dépose le manuscrit de Du côté de chez Swann à la NRF, maison fondée un an plus tôt par Gaston Gallimard et quelques amis.
Le ratage André Gide l'ouvre à la page 62, tombe sur une interminable description d'une infusion de tilleul, puis sonde la page 64, où une certaine "tante Léonie" semble avoir des vertèbres sur le front. On retourne poliment le manuscrit à Proust.
Le rattrapage Dès que le roman paraît, à compte d'auteur, chez Grasset, en 1913, l'équipe Gallimard se rend compte de sa bévue. "Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la NRF", avoue Gide dans une lettre à Proust en guise de mea culpa. Gaston passe à l'attaque et propose même, nouveauté pour l'époque, de le mensualiser (au tarif de 2 500 francs, soit 3 500 euros de 2011). Le romancier, qui veut consacrer ses dernières forces à son oeuvre monumentale, sait qu'il sera soutenu par toute la maison. Il cède. Gaston rachète les 206 exemplaires restant du stock Grasset et les recouvre de sa célébrissime couverture blanche. A la recherche du temps perdu paraîtra intégralement chez Gallimard.
Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell
Les faits Le 28 août 1936, Gone with the Wind est proposé à Gallimard, par l'agence Bradley.
Le ratage Dans sa fiche de lecture, Ramon Fernandez estime : "Il ne me paraît pas opportun de publier un roman historique sur la guerre civile américaine. D'autant que le livre est très gros." Refusé le 21 octobre. C'est Hachette qui en acquiert les droits.
Le rattrapage Alerté, semble-t-il, par une amie baronne, qui a lu le roman en américain, Gaston Gallimard parvient à racheter le contrat in extremis à Hachette avant même la publication. Un long brain-storming est alors organisé pour lui trouver son titre français : Avec le vent ? Le vent te pousse ? Le vent du large ?C'est finalement Paulhan qui trouve le fameux Autant en emporte le vent. Sorti en 1939, le roman de Margaret Mitchell va assurer la fortune de la maison : 385 000 exemplaires sont vendus dans les années qui suivent (et le million sera dépassé dans les années 1960).
L'Usage du monde, de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet
Les faits En juin 1961, Bouvier remet le manuscrit (et les dessins de son ami Vernet, qui accompagnent le texte) à Georges Lambrichs, membre du comité de lecture de Gallimard.
Le ratage En novembre, Lambrichs annonce son refus : "J'aime beaucoup le texte de Bouvier. Mais texte et dessins, pour nous, c'est un problème." Pas de dessins à la NRF ! Les deux amis éditent finalement L'Usage du monde à compte d'auteur, deux ans plus tard, chez Droz. Au fil des décennies, ce récit de voyage devient un livre culte.
Le rattrapage En 2004, plusieurs années après la mort des deux auteurs, Gallimard publie L'Usage du monde avec de nombreux autres textes de Bouvier dans un somptueux volume de la collection Quarto, sorte de Pléiade grand public. Avec les dessins.
Au château d'Argol, de Julien Gracq
Les faits Le 10 mai 1938, le professeur Louis Poirier dépose son manuscrit chez Gallimard. Il est enregistré sous le nom de "Julien Gracque" (sic).
Le ratage La fiche de lecture est sans appel : "Ses phrases sont entortillées et il met une page à dire" ce qui pourrait l'être "en trois lignes", "terriblement ennuyeux, inutile". Verdict, le 7 juin : "refusé". Gracq confie donc toute son oeuvre au fidèle éditeur José Corti.
Le rattrapage Dès 1943, dans une lettre au romancier, Paulhan tentera un premier débauchage, sans lésiner sur les comparaisons flatteuses : "Peut-être est-il bon qu'une vieille maison ait de ces erreurs, Proust, Gracq, sur la conscience..." Sans succès. Il faudra attendre plus de cinquante ans pour que Gracq cède aux sirènes de la collection de la Pléiade, en 1989. Il y collaborera même de bonne grâce. On ne résiste pas au papier bible de la rue Sébastien-Bottin.
Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline
Les faits Début avril 1932, le docteur Louis Destouches dépose un manuscrit dactylographié de 700 pages chez Gallimard. Dans la lettre qu'il y joint, il écrit : "C'est du pain pour un siècle entier de littérature. C'est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil..."
Le ratage On attribue au manuscrit le n° 6127. Au comité de lecture du 24 juin, Benjamin Crémieux, pilier de la maison, rend son jugement : "Roman communiste contenant des épisodes de guerre très bien racontés. Ecrit par moments en français argotique un peu exaspérant, mais en général avec beaucoup de verve. Serait à élaguer." Rendez-vous est pris en ce sens. Mais, à force de traîner, Gallimard se fait damer le pion par Robert Denoël, qui, lui, a dévoré le roman en une nuit.
Le rattrapage Après la parenthèse de la guerre et de son exil au Danemark, Céline est libre de se trouver un nouvel éditeur, en 1951. Le 26 mai, déjà, André Malraux alerte Claude Gallimard, fils de Gaston : "Je crois que Céline a une grande envie de passer chez vous. Si c'est sans doute un pauvre type, c'est certainement un grand écrivain." Le romancier signe en effet le 18 juillet. Il se montre intraitable et obtient des droits d'auteur records de 18 % ! Son mot d'ordre : "Cash et la Pléiade !" Il entrera en effet dans la prestigieuse collection, en 1962. Au fil des ans, il entretiendra une savoureuse correspondance avec le "désastreux épicier" Gaston Gallimard. Qui donnera lieu à un gros volume. Publié chez Gallimard, cela va de soi.
Ulysse de James Joyce
Les faits Le 2 février 1922, paraît, en anglais, mais chez un éditeur installé à Paris, Aux amis du livre, dirigé par Adrienne Monnier, le très volumineux Ulysses.
Le ratage Une traduction en français est lancée, supervisée par Valery Larbaud, auteur Gallimard. Dès 1922, enthousiaste, ce dernier a tenté de faire éditer Ulysse par la NRF. Mais, Jacques Rivière, influent membre du comité de lecture, n'y voit qu'"un vain bavardage", tandis que l'icône de la maison, Paul Claudel, dit tout le mal qu'il pense de cet "immonde" Joyce, "affligé d'une absence de talent vraiment diabolique".
Le rattrapage Avant même que la traduction française sorte, en 1929, aux Amis du livre, Gaston Gallimard comprend qu'il a fait une grosse erreur. Il alterne lettres patelines et propositions fermes en direction d'Adrienne Monnier. Rien n'y fait. Mais, finalement, celle-ci, en proie à des difficultés financières, cède, en 1937. Au terme de longs marchandages, Gaston rachèteUlysse pour 22 000 francs (soit 12 000 euros de 2011) et 5 % des droits à Joyce. Comme avec Du côté de chez Swann, il récupère le stock restant et le recouvre de la célèbre couverture de la NRF. Joyce est "blanchi".
1 commentaire:
Cela m'amène une réflexion : quand on est jeune auteur, il ne vaut mieux pas s'adresser à cette maison d'édition.
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